Je suis assez surpris de n'avoir trouvé aucun fil sur cet auteur qui mérite que l'on s'intéresse à sa plume, alors, je me lance en ouvrant ce fil et en déposant les informations que j'ai pu découvrir sur lui.
Jean-Baptiste-Eugène-Albert BOISSIÈRE, né le 26 janvier 1864, selon les sources et mort le 18 décembre 1939.
Bon, voilà
Du coup, je cède la place à Georges Normandy qui, en 1917, à l'occasion de la sortie d'un ouvrage d'Albert Boissière, en fit le portrait suivant :
PORTRAIT :L’Extravagant Teddy, de la Croix-Rouge anglaise (1), tel est le titre du dernier roman qu'Albert Boissière, le grand écrivain normand dédie au grand poète normand Paul Labbé.
Je viens de recevoir ce livre, soigneusement édité par Pierre Lafitte. Si vous connaissez l'œuvre d'Albert Boissière, je vous engage à le lire, car jamais cet auteur n'écrivit quelque chose de mieux construit, d'aussi ingénieux, d'autant audacieux, de plus attachant. Et si vous l'ignorez, je vous engagerai plus vivement encore à acquérir ce bouquin : l'Extravagant Teddy de la Croix-Rouge anglaise, en effet, synthétise aussi complètement que possible le talent très particulier d'Albert Boissière, homme exceptionnel en toutes choses.
Cache ta vie, montre tes œuvres : voilà sa devise. Elle est sage. Ce n'est pas une raison pour que je ne soulève pas, à votre intention, un petit coin du voile — car la vie de notre célèbre compatriote est aussi pittoresque que le meilleur de ses romans.
Sans entrer dans des détails dépassant à la fois les limites du permis et celles d'un portrait à la plume, sachez donc qu'Albert Boissière, né le 26 janvier 1866, à Thiberville (Eure), passa la première moitié de son existence à restituer joyeusement à la collectivité la confortable fortune qu'il tenait de son père. Beaumont-le-Roger, Bernay et autres lieux se souviennent encore de ce joyeux, généreux, solide et beau garçon, observateur scrupuleux des préceptes de ses vieux compatriotes, Olivier Basselin, Le Houx, et Saint-Amand. En particulier, certain magistrat bernayen n'oubliera jamais la nuit paisible au cours de laquelle, grâce à la... sollicitude d'Albert Boissière, il fut arrêté par les gendarmes et coffré sans hésitation pour attentat à la pudeur. Cette insouciante existence dura tant que l'auteur de l'Extravagant Teddy n'eut pas de doutes sur la solidité de son crédit. Elle cessa lorsqu'il ne lui resta en toute propriété qu'une rente insuffisante pour lui permettre de vivre pendant un mois entier.
Que faire ? Refaire fortune, parbleu !... Mais en vendant quoi ?... Tout simplement de la littérature — le seul métier ou le seul Art auquel Albert Boissière n'avait jamais songé I Et, sacrifiant à l'usage, pour une fois mais bien à sa manière, il débute par un volume de vers : l'Illusoire Aventure (2) (Edition de La Plume, 1897).
Paris ne l'intéressa pas longtemps. Il y fonda pourtant une éphémère et rarissime revue qu'il intitula : D'Art, titre original et bref, suffisant presque à caractériser déjà son inventeur. Cet infortuné provisoire y fit la charité, mais il sut choisir ses pauvres, et l'on put lire à ses sommaires des noms consacrés depuis (ou à la veille de l'être) : Jean Viollis, Yvanohé Rambosson, André Magre, auteur des Poèmes de la Solitude, en attendant d'être un héroïque sous-préfet, son frère Maurice Magre, qui écrivait alors la Chanson des Hommes, Paul Vérola, Edmond Pilon, etc.
Enfin, d'une de ses innombrables et successives résidences de province, il envoya les Magloire, roman rustique aussi différent que possible de l'Illusoire Aventure, à Eugène Fasquelle, qu'il ne connaissait point.
Fasquelle, continuant les traditions de Charpentier, est un des rarissimes éditeurs qui lisent et qui traitent en amis les auteurs de leur goût. Il édita les Magloire, « inventant » ainsi Albert Boissière, écrivain à peu près inédit — comme il nous « inventa » peu après, M.-C. Poinsot et moi, en publiant notre premier roman, l'Echelle, sans nous avoir jamais vus et sans rien savoir de nous. Du coup, Albert Boissière fit tomber les longs et fins cheveux encadrant le front du bel auteur de l’Illusoire Aventure — à la stupéfaction de la Rive-Gauche éperdue... Au point qu'Henri Mazel, portraicturant l'étonnant écrivain dans la Plume de Léon Deschamps (3), pouvait écrire : « Au physique, Albert Boissière est un homme d'environ trente-cinq ans, d'allure robuste, de physionomie franche, de regard affectueux ; jadis il se nimbait d'une auréole crespelée et noire, aujourd'hui il se profile en crâne de centurion sur camaïeu chauve. Lebègue a représenté les deux Boissière, la main dans la a main, le chevelu tenant l'Illusoire Aventure, le dénudé ostentant les Magloire ; ces deux « Siamois semblent frères. »
Or, jouer les frères Siamois ne suffit bientôt plus ni à Boissière, ni même aux héros de ses romans (l’Extravagant Teddy et plusieurs de ses aînés vous le montreront) : il joua les Protée.
Poète en quatre genres, fort différents avec la Gloire de l'Epée, œuvre de la noble école hérédienne, Culs de Lampe, « bouquet de ciselures martelées par un chef ouvrier désireux de se prouver à lui-même sa maîtrise en tous les styles (4) », L’Illusoire Aventure, influencée à la fois par Baudelaire et par Mallarmé, et Aquarelles d'Ames (Ed. de « la Maison d'Art », 1901) où la sensibilité exaspérée des précédents recueils montre plus de profondeur intime, moins de goût pour l'allégorie et le décor et où il se soucie plus « de revêtir l'idée avec netteté et de traduire son caractère que de collaborer à un tissu harmonieux de nuances égales (5) », romancier néo-naturaliste avec les Magloire, grande étude terrienne, toute parfumée de la bonne odeur des pommes normandes, « fresque de mœurs rustiques se rattachant à tous les grands peintres de la vie rurale, à Zola par l'intensité de la vision ; à Guy de Maupassant, par la fidélité de l'observation ; à l'Huysmans d'En rade, par la particularité artistique de l'expression(6)» et avec Une garce (Fasquelle, 1900), il revient immédiatement à l'écriture artiste et compose un roman symboliste : Les trois fleurons de la couronne (Fasquelle, 1900), puis des romans humoristiques, où, constate Pierre Véber, il obtient « un comique particulier par une observation minutieuse des petits gestes et des petites pensées », puis des pages de critique d'art telles que Le Peintre J. L. Rame (chez Gentil) ; puis des contes et des nouvelles à l'Echo de Paris, au Journal, au Matin, etc. ; puis des essais de feuilletons de tous ordres annonciateurs de ses grands succès du Petit Journal et du Petit Parisien ; puis d'aimables et gaies reconstitutions historiques : Jolie, d'abord publié par l'Echo de Paris et la Crinoline enchantée, offerte en inédit aux lecteurs du Figaro ; puis d'alertes critiques littéraires au Nouveau Précurseur d'Anvers ; puis des romans policiers et de grands ouvrages populaires en France et à l'étranger : Le scandale de la rue Boissière ; Un Crime a été commis ; l'Homme sans figure ; Z, le tueur à la corde ; Le Petit Mécano, Le Clown rouge ; Les Deux Milliardaires, etc.. Et je n'ai cité ni la Tragique Aventure du Mime Properce, ni La Vie malheureuse de l'heureux Stevenson, ni les Chiens de Faïence, ni les Tributaires, ni Joies conjugales, ni Clara Bill, danseuse, ni le Jeu de Flèches, ni même M. Duplessis, veuf, son premier feuilleton : « le cœur m'en bat encore à quinze ans de distance !... », m'écrivait-il en 1915.
Tout cela fut édité par Fasquelle ou Pierre Laffitte, publié en inédit par le Temps, le Journal, le Figaro, le Petit Journal, le Matin ou le Petit Parisien, reproduit en province, en Angleterre, en Belgique, en Italie, aux Etats-Unis, au Canada, puis en Serbie, en Roumanie, en Espagne, en Suède, voire en Autriche et en Allemagne même !...
Les écrivains les plus féconds restent confondus devant une production aussi rapide, aussi parfaite — et d'une, variété sans seconde.
Quant à Albert Boissière, il semble que son talent se complète et grandisse sans arrêt d'un volume à l'autre.
Jamais il n'a mieux jonglé avec les difficultés effrayantes qu'il semble accumuler à plaisir, que dans L’Extravagant Teddy de la Croix-Rouge anglaise ; jamais il n'a échafaudé une intrigue plus saisissante, plus serrée, plus étrange (J.-H. Rosny aîné seul, grâce à son admirable génie, a pu le dépasser dans l'Enigme de Givreuse), jamais il n'a plus dédaigné les effets, le style et le morceau d'anthologie ; jamais non plus il n'a écrit une langue plus directe, plus sobre, plus correcte (en dépit d'un rien, très voulu, de raideur anglaise), plus complètement exempte de bavures.
Pourtant, la littérature semble n'être plus pour lui — revenu de tant de choses, de tant de lieux et de tant de gens ! — qu'un passe-temps assez dénué d'agrément.
La guerre l'a surpris dans les Pyrénées qui lui ont rendu la santé, qu'il ne quitte plus et où il stupéfie les foules. Ne faisant qu'un avec son auto, il file à toute vitesse « pour les virages à la corde et grimpe toutes les côtes en prise directe ». Il se lance comme un projectile « sur les routes ondulées qui, de Biarritz à Luchon, se déroulent dans les sites les plus variés, tour à tour plaisants et tragiques ... » Il n'ébouriffe plus les pensionnaires du Soleil d'Or, il ne fait plus coffrer les magistrats de Bernay pendant les belles nuits silencieuses où son rire annulait le frisselis de la Charentonne, mais du Pic du Midi d'Ossau au Pic du Midi de Bigorre, il se conduit comme un wiking foulant un rivage inconnu. Dans ses ruées affolantes, il a écrasé sans remords des chiens, des oies, des canards et des cochons considérables, mais les contraventions pour excès de vitesse n'ont pu mettre fin à ses exploits de Tarbes à Pau, de Saint-Christau à Bagnères, ou de Biarritz à Luchon, — que Jean Lorrain éberlua naguère d'autre façon.
Excès de vigueur, amour héréditaire du changement, de l'aventure et du danger, procédé de travail, moyen de surexciter l'imagination (lente chez nous tant qu'elle n'a pas un point d'appui,) fuite ou dédain des réalités toujours décevantes, ou culture physique intensive ?... Que nous importe !...
Depuis qu'Henri Mazel saluait ce « Normand de pure Normandie » à ses débuts, signalait sa « carrure semi-trapue », sa « forte moustache arquant le milieu du visage » et proclamait qu'il rappelait Flaubert, Albert Boissière bon vivant très vivant, a créé, comme en se jouant, une œuvre solide, neuve, bien à lui, encore plus vivante que lui.
C'est à merveille. Tout le reste n'est rien.
Georges NORMANDY.
(1) 1 vol. sous couverture ill. (Ed. Pierre Laffitte, 90, av. des Champs-Elysés, Paris), 3 fr. 50.
(2) Je passe sous silence deux minces plaquettes : La Gloire de l'Epée et Culs de Lampe.
(3) 1er mars 1899, p. 146 et suiv.
(4 Henri MAZEL, passim.
(5)(6) Gustave Kahn.