Le texte de Charles Asselineau intitulé L'enfer du bibliophile (1860) consultable ici:
http://www.bmlisieux.com/litterature/asselineau/enferbib.htm
Deux extraits:
1/ Je parle ici de l'amateur - chasseur, et chasseur actif, qui ne s'en rapporte qu'à lui-même et pour qui le libraire expert est un ennemi naturel dont il se défie.
Celui-ci, voyez-le au matin de chaque vacation d'une vente, retourner, ouvrir, feuilleter avec une curiosité fébrile chacun des volumes exposés. Rien ne lui échappe, ni une tache, ni une mouillure, pas même une simple piqûre, pas même un raccord dans le titre ou une rognure d'un demi-millimètre. Le libraire chargé de la vente le regarde avec mauvaise humeur ; car il sait que de lui il n'y a pas de commission à attendre. Voilà le véritable amateur : tel vous le retrouverez le soir, à la vente, enveloppé dans son manteau, le collet relevé sur sa moustache, le chapeau rabattu sur son nez, caché dans un coin, et se dissimulant de son mieux pour ne pas éveiller l'attention de ses ennemis les libraires, car il sait qu'ils sont capables, par esprit de corps, de se coaliser pour lui enlever un volume.
Le moment venu, il se faufile en se courbant derrière ses voisins et se glisse jusqu'à l'oreille du crieur, auquel il souffle son enchère. On en a vu d'assez subtils pour se faire accompagner d'un ami inconnu qu'ils placent à quelques pas d'eux, dans les rangs des acheteurs, et auxquels, le dos tourné au bureau, ils transmettent par signes convenus leurs volontés.
Mais aussi, quel triomphe pour l'amateur quand le volume poursuivi lui est adjugé ! avec quel orgueil il se redresse et rejette son manteau, en lançant un regard ironique au vendeur ! - On va payer ! - L'amateur véritable paie toujours comptant, pour n'avoir obligation à personne. Son compte fait et réglé, il met son emplette dans sa poche, et s'en va fièrement sans même porter la main à son chapeau.
- Ah ! le gaillard ! c'était pour lui ! se dit le libraire qui le regarde partir avec envie. Jalousie légitime ! car pour lui l'amateur est pire qu'un ennemi, c'est un rival. Il connaît à fond la valeur des livres. Il a fait une longue étude des catalogues avec prix, dont il a chez lui toute une collection. Il sait à n'en point douter d'où provient tout exemplaire mis sur table, et à quels prix il a été successivement coté depuis soixante ans. C'est son plaisir de dévoiler toutes les petites ruses du catalogue. Tel volume est marqué comme provenant du cabinet du comte d'Hoym. - «C'est une erreur ! L'exemplaire du comte d'Hoym a été acheté par un tel et revendu après sa mort en 18.. ; il appartient aujourd'hui à M. un tel ; celui-ci provient de la vente Aimé Martin, et il est de condition bien inférieure».
Du reste, cette inimitié de l'amateur et du libraire ne dure pas au delà du champ clos de la vente publique. Dans sa boutique, le libraire est pour l'amateur plein de déférence et d'attention. Il le fait causer pour obtenir de lui des renseignements. On a vu des libraires assez consciencieux pour refuser le prix d'un livre, suffisamment payé, disaient-ils, par les indications recueillies pendant une heure d'entretien.
2/ Enfin voyez-le sur les quais, notre amateur. - Il sait et répète avec tout le monde depuis vingt ans qu'on ne trouve rien sur les quais. Mais il peut se faire qu'en dix ans une seule occasion se présente. Et cette occasion-là, il ne veut pas que d'autres que lui en profitent. Il a pour lui les autorités : Nodier et Parison, par exemple, qui trouvèrent sur les quais l'un le Marot d'Étienne Dolet, l'autre le César de Montaigne, payé à sa vente quinze cent cinquante francs, et qui lui avait coûté dix-huit sous ! (1)
En général, l'amateur des quais est celui dont les manies sont les plus curieuses et les plus folâtres. Le client des ventes publiques et des libraires recherche et paie fort cher des livres parfaitement accrédités et cotés, de bonnes éditions des classiques, les Barbou, les Elzévirs, etc., etc. Le client des quais s'est buté à une spécialité encore inconnue et qui fera fureur plus tard.
Là se collectionnent les journaux, les revues, les brochures, les mémoires, les bribes négligées et qui, au bout d'un certain temps, deviennent introuvables. Essayez de chercher telle gazette d'il y a seulement vingt ans ! La Bibliothèque Impériale ne l'a pas ou ne l'a qu'incomplète. Si vous persistez dans vos recherches, un libraire vous dira quelque jour qu'il n'en existe qu'un exemplaire complet chez M. un tel, qui l'a acheté numéro par numéro sur les quais pendant dix ans.
Aussi l'amateur des quais est-il nécessairement un littérateur qui connaît son avenir. Riez tant que vous voudrez, en lui voyant acheter des babioles dont vous ne voudriez pas pour rien, il se console en disant en lui-même : - dans dix ans, dans vingt ans, tu viendras me les demander à genoux ; tu ne les auras pas !
C'est sur les quais que se forment les collections impossibles, que se ramassent les riens qui vaudront de l'or. Aussi, s'il ne faut à l'amateur ordinaire que de l'argent et du goût (et encore chez plus d'un d'entre eux le premier supplée le second), il faut à l'amateur des quais, généralement pauvre et sans crédit, outre une patience de fourmi, le génie d'un inventeur.